23 mai 2007

Horace : « Solue senescentem »




« Malheureux ! laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l’arène
. »

Boileau, Epîtres, X, vv. 44-46


D’après un des rares fragments de ses poèmes lyriques qui nous soient parvenus, Ibycos (v. 525 av. J.-C., originaire de Ῥήγιον : Reggio di Calabria, écrivait en dorien ; cf. l’anecdote des grues : αἱ Ἰϐύκου γέρανοι, et Schiller, Die Kräne von Ibykus) semble bien avoir le premier eu recours à la comparaison de l’homme qui doit dételer, avec le cheval appelé à prendre sa retraite :

il décrit, à la 1ère personne, l’amant redoutant le retour de l’amour


ὥστε φερέζυγος ἵππος ἀεθλοφόρος ποτὶ γήρᾳ
ἀέκων σὺν ὄχεσφι θοοῖς ἐς ἅμιλλαν ἔϐα.

« de même que le cheval victorieux (ἀεθλοφόρος, qui remporte le prix, la récompense, ἆθλον) attelé (φερέζυγος) et vieillissant (ποτὶ γήρᾳ, proche de la vieillesse) s’engage (ἔϐα) en renâclant (ἀέκων, à contre-cœur) avec son char rapide (σὺν ὄχεσφι θοοῖς) dans la mêlée (ἐς ἅμιλλαν). »


Horace, s’adressant à Mécène (Epîtres, I, I, 8-9), dit entendre souvent une voix lui souffler :

« Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat
. »

« Aie le bon sens (sanus) de dételer (solue) à temps (mature) ton cheval (equum) qui vieillit (senescentem), de peur que (ne), au milieu des rires (ridendus), il ne bronche (peccet) à la fin (ad extremum) et ne fasse haleter ses flancs. »

(d’après François Villeneuve, Les Belles Lettres, 1934.)

Peccet : subjonctif de peccāre « faire un faux pas, achopper, trébucher » (d’où le sens chrétien ultérieur de « pécher ») ;

īlĭa (cf. la fosse iliaque) : « flancs, parties latérales du ventre qui s’étendent depuis le bas des côtes jusqu’à la naissance des cuisses » (Ernout-Meillet). [Il ne s’agit en aucune façon de la cage thoracique.]


Le distique, célèbre, a été cité — notamment — par Montaigne (II, VIII : De l’affection des peres aux enfans), Corneille (Préface à Pulchérie) et Diderot (Addition à la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient).

Mais on constate une variation.


Voici citation et traduction chez Samuel Johnson, dans The Rambler (No. 207, Tuesday, March 10, 1752):

{au passage, on remarquera la rime behind / wind}


Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus
——.

Horace, Epistles, I. 1.8-9.



The voice of reason cries with winning force,
Loose from the rapid car your aged horse,
Lest, in the race derided, left behind,
He drag his jaded limbs and
burst his wind.”

Francis.


[Francis = Dr. Philip Francis (c. 1708-1773), traducteur d’Horace]


Le second vers s’arrête avant « et ilia ducat » (des tirets en tiennent lieu), que la traduction restitue pourtant, mais avec une interprétation divergente par rapport à celle de François Villeneuve, citée plus haut.

Alors que « fasse haleter ses flancs » évoque un cheval soit essoufflé soit poussif (c’est-à-dire souffrant de la pousse, appelée ainsi parce que l’animal pousse sur ses flancs, exerce une poussée abdominale pour expirer), “burst his wind” indique qu’il expulse bruyamment des gaz intestinaux.

On comparera avec cette dernière version celle de Christopher Smart (1756) : “Wisely in time dismiss the aged courser, lest, an object of derision, he miscarry at last, and break his wind” ainsi que celle de Leconte de Lisle (1873) : « Aie le bon sens de ren-voyer à temps ton cheval qui vieillit, de peur qu’il fasse rire à la fin et perde les entrailles », si l’on admet que « perde les entrailles » relève de l’euphémisme.


Thibaudet & Rat (les Essais, en Pléiade), p. 1533 : « Sage, dételle à temps ton vieillissant cheval,/ Pour qu’il ne fasse rire au bout de sa carrière » — traduisent loin du texte et escamotent les éléments qui expliquent « ridendus ».


Or c’est « ridendus » qui me paraît décisif pour interpréter « et ilia ducat », rejeté en fin de vers :

à lui seul, le faux pas du cheval ne garantit en aucune façon la moquerie du public ;

avec le « gros pet de mesnage » à la Rabelais, l’effet est assuré.

Le procédé est celui auquel a recours la chanson enfantine
« À cheval sur mon bidet » (cf. Jacques Dutronc, dans Fais pas ci, fais pas ça).


PS1 — La toute nouvelle édition des Essais, en Pléiade, établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, traduit (p. 410, note K) :

« Sagement, dételle à temps ton cheval vieillissant, de peur qu’à la fin il ne bronche ridiculement et ne devienne poussif »

et, dans les Notes et variantes placées en fin de volume (p. 1530), renvoie aussi au sonnet XVIII des Regrets de Du Bellay : « […] donne si tu es sage / de bonne heure congé au cheval qui est d’aage, / De peur qu’il ne s’empire et devienne poussif ».

Je maintiens que les troubles dont souffre le cheval dans le texte d’Horace ne sont pas d’ordre respiratoire, car si tel était le cas ce ne serait pas risible.


PS2 — La « pousse » du cheval (Chronic Obstructive Pulmonary Disease) s’appelle en anglais ‘heaves’ ou ‘broken wind’ ; dans ce dernier cas, il y a possibilité de jeu de mots avec ‘to break wind’ = « lâcher un vent ».









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